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Réappropriation du Corps-Territoire | Témoignages de Femmes en Lutte Écoféministe

Le documentaire de María Laura Vásquez, La rébellion des fleurs, est l'occasion parfaite de revenir sur le lien entre corps et territoire, illustrant la connexion entre patriarcat et colonisation.

Un groupe de femmes autochtones en résistance contre l’État argentin, les industries extractives et l’autorité des hommes, débarque au ministère de l’Intérieur pour réclamer l’attention du gouvernement. Du jamais vu. “Je veux que le gouvernement écoute ce que nous demandons : la justice et la terre,” explique l’une d’elles. C’est le sujet du documentaire de María Laura Vásquez, La rébellion des fleurs : l’occasion parfaite de revenir sur le lien entre corps et territoire, illustrant la connexion entre patriarcat et colonisation. Malgré un manque de considération de l’État et une incessante répression policière, les femmes mapuches ont bien compris que leur combat passerait par la réappropriation du corps-territoire, leur implication dans la lutte, la libération de leur voix.

Projection à l’Académie du climat, suivie d’un débat entre Llanka Millán, militante mapuche, Berivan Firat, porte-parole et responsable des relations extérieures du Conseil démocratique kurde en France, et Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut Ouïghour d’Europe.

Le corps-territoire : comprendre l’intersectionnalité des luttes

L’exemple mapuche, histoire d’une domination totale

Les mapuches sont l’un des principaux peuples autochtones d’Amérique latine. Ils régnaient jadis sur la Patagonie, à cheval entre le Chili et l’Argentine, avant que les colons espagnols les dépossèdent de leurs territoires. Exploiter la terre et ses ressources a toujours été synonyme de profits pour les colonisateurs. Encore aujourd’hui, les mapuches se battent pour le respect de leurs droits les plus fondamentaux. Ils font notamment face à l’extraction minière et au monopole d’entreprises comme Benetton et Eramet accaparant terres et ressources, telles que le lithium, dégradant l’environnement naturel au passage et privant les personnes les plus vulnérables d’eau douce. “Maintenant, nous sommes sans eau. C’est le plus difficile : tous les êtres humains ont le droit de boire de l’eau,” indique l’une des résistantes de la rébellion des fleurs.

Mais ce n’est pas tout. Pendant la colonisation, ce sont les corps autochtones que l’Homme blanc asservit. L’individu indigène devient une force de travail dans les plantations et les mines au profit d’un système capitaliste. Toutefois, les femmes sont victimes d’une double violence, celle subie par tout individu colonisé et celle subie par toutes les femmes. S’attaquer au corps féminin est central dans l’annihilation d’une communauté, car la fertilité représente la continuation d’une culture. Ainsi, le corps des femmes et le territoire sont des symboles de vie, la possibilité d’un ordre nouveau, un danger pour l’oppresseur. Ce n’est pas pour rien que les politiques de stérilisation forcée refont régulièrement surface à travers l’histoire. En Amérique latine, elles ont systématiquement affecté des individus féminins pauvres et des populations autochtones et afro-descendantes venant de zones rurales, touchant plus de 300 000 femmes indigènes au Pérou entre 1995 et 2000.

Violences sexuelles : une arme de guerre et de domination sur les femmes

Enfin, la violence sexuelle est l’ultime contrôle sur la femme, impliquant domination, humiliation et dépossession du corps. Cela n’explique-t-il pas pourquoi le viol est systématiquement utilisé comme arme de guerre, comme actuellement en Ukraine ?

Selon UN Women, “La violence sexuelle déplace, terrorise et détruit des individus, des familles et des communautés entières,” puisque les femmes sont le centre névralgique des communautés.

Pour couronner le tout, les femmes autochtones souffrent de presque trois fois plus de violences sexuelles que les individus non autochtones, mais rencontrent beaucoup plus de difficulté à se faire entendre par la justice. C’est le cas des femmes argentines face à la pratique du chineo, cette tradition raciste héritée de l’ère coloniale espagnole impliquant le viol systématique des filles indigènes dès l’âge de sept ans par les criollos (des hommes adultes détenant un certain statut politique et économique). Même si elles les dénoncent de plus en plus, ces atrocités ont longtemps été ignorées par les autorités, laissant les indigènes sans voix face à la violence subie.

La domination sur le peuple mapuche s’est faite (et se fait encore) à plusieurs niveaux :

  • Sur l’environnement naturel = territoire, ressources
  • Sur les corps = force de travail, sexualité et fertilité
  • Sur l’esprit = invisibilisation systématique, destruction des communautés

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Screenshot d’une scène dans le documentaire La rébellion des fleurs.

Lutte intersectionnelle, lutte écoféministe

L’écoféminisme est basé sur la convergence des luttes féministes, écologistes et antiracistes, explorant les manières dont nos systèmes (colonialisme, patriarcat, capitalisme) exercent les rapports de domination à l’origine des inégalités. À travers ce documentaire, on découvre des femmes en résistance contre de multiples adversaires : l’État argentin (le colonisateur), les industries extractives (les grands acteurs du capitalisme) et l’autorité des hommes (le patriarcat). L’exemple mapuche illustre combien les luttes sont interconnectées : la domination se joue à plusieurs niveaux et ses diverses formes sont cumulées par les minorités, comme les femmes autochtones.

Patriarcat. Littéralement “le commandement du père”, le patriarcat est un système social pensé par les hommes et pour les hommes, fondé sur la perpétuation de la domination masculine sur les femmes. Les femmes mapuches subissent la violence des hommes criollos mais aussi celle des hommes de leur communauté, le chineo étant orchestré avec leur collaboration. Llanka déclare d’ailleurs que les échanges entre les autorités et les indigènes sont entièrement gérés par les individus masculins, “les hommes parlent aux hommes, et les femmes n’ont pas leur mot à dire.”

Capitalisme. Un système économique basé sur la propriété privée, l’accumulation de richesses et la recherche de profit, souvent au détriment de l’exploitation de l’environnement et de ses ressources. Le capitalisme s’est développé grâce à l’exploitation des ressources naturelles. Durant la colonisation, les envahisseurs ont pris de force les meilleures terres, reléguant les cultures de subsistance autochtones sur des terres moins fertiles. Pour l’économiste Maxime Combes, des accords comme le Mercosur assurent à l’Europe les matières premières qui lui permettent de maintenir son niveau de vie, tout en laissant le pays exportateur subir les conséquences de l’extraction du lithium sur les ressources en eau et l’environnement.

Colonialisme. Un système qui justifie l’exploitation d’un territoire ou d’un pays par un autre dans le but de s’approprier les ressources humaines, matérielles et naturelles. Le colonialisme est lié à l’exploitation des ressources naturelles, des énergies fossiles, la destruction de la nature et des cultures, mais aussi à l’exploitation des femmes, de leur corps et de leur sexualité, comme nous l’avons vu précédemment avec l’exploitation du lithium et la pratique du chineo.

Appropriation, domination, exploitation. Ce sont les mots qui reviennent, illustrant combien ces formes de domination sont intrinsèquement liées entre elles. Le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme entraînent des inégalités économiques, du sexisme, du racisme, du racisme environnemental et la domination du vivant, créant une hiérarchie entre les êtres, due à leur situation économique, leur genre, leur race, leur espèce.

Les femmes, premières victimes et premières sur la ligne de front

Les femmes, des cibles de choix…

Répression sanglante contre le refus du port du voile en Iran. Effacement social des femmes et des filles en Afghanistan. Menaces sur les droits des femmes aux États-Unis et en Europe. Partout dans le monde, les femmes figurent parmi les premiers individus à voir régresser leurs droits en temps de crise.

Après avoir visionné le documentaire, une personne du public prend la parole et demande à Llanka Millan, “Qu’est ce qui vous menace exactement ?”.

“Nous sommes attaquées, autant par la société patriarcale que la société colonisatrice,” répond-elle. “À cause des actions directes contre l’État argentin, nous faisons face à des messages d’intimidation, comme des cadavres d’animaux devant la porte de notre maison.”

Pour les personnes autochtones, remettre en question les actions du gouvernement et agir pour la défense des droits de leur communauté, c’est se mettre en danger. Berivan Firat, porte-parole et responsable des relations extérieures du Conseil démocratique kurde en France, ajoute, “Ce fut la même chose pour les Kurdes. En 2013, trois militantes kurdes ont été assassinées par un nationaliste turc à Paris. Cela a été commandité par le gouvernement turc afin de rappeler à la communauté kurde qu’elle n’est pas en sécurité.”

Présente au festival Agir pour le vivant à Arles, Moira Ivana Millan, activiste mapuche et mère de Llanka, déclare à Libération que les violences d’État visent particulièrement les femmes indigènes. “Il n’y a jamais eu autant de répression policière, de procès, de violences à notre encontre”. Elle a pu constater seize assassinats de femmes militantes autochtones en l’espace de quelques années. “Comme moi, elles se mobilisaient et se battaient pour faire valoir les droits de leur communauté,” se désole-t-elle.

Pourquoi les femmes sont-elles inlassablement visées ? Car elles changent les choses.

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Screenshot d’une scène dans le documentaire La rébellion des fleurs.

… en première ligne

“J’ai dû faire l’expérience d’un modèle de maternité différent, très douloureux, en laissant mes enfants pour aller me battre. Sauf que quand tu luttes, tu ne sais pas si tu reviendras,” confie l’une des fleurs.

Après des jours de sit-in au ministère de Buenos Aires, certaines d’entre elles décident de rentrer, “Les enfants n’ont rien à manger, il faut que je rentre.”. Le combat repose sur elles, tout comme leur famille. Llanka Millan l’assène comme une vérité trop souvent oubliée. Les femmes n’ont pas leur mot à dire, mais elles sont en première ligne quand il faut assurer la subsistance de la communauté.

D’ailleurs, les trois participantes à la projection-débat sont toutes trois des femmes, des porte-paroles de leurs communautés respectives. Encore des femmes. L’une d’elles, Dilnur Reyhan, est une Ouïghoure réfugiée en France depuis 16 ans et enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Elle souligne que “la majorité des personnes qui osent témoigner sur les souffrances des Ouïghours dans les camps d’internement sont des femmes.”

Dans un entretien pour Cahier du genre (2015), Lorena Cabnal, féministe communautaire (c’est-à-dire qu’elle établit un lien entre corps, territoire et Terre) Maya Kekchi et Xinca, explique :

“En tant que femmes en lutte, nous faisons corps avec les luttes territoriales. En fait d’ailleurs, ce sont surtout des femmes qui mettent leur corps en jeu et qui sont en première ligne contre les forces de l’ordre déployées pour occuper le territoire des futures mines ou barrages.”

Partout où nous regardons, la majorité des personnes qui se battent contre le(s) système(s) d’oppression sont des femmes.

Vers l’incarnation de la lutte

Face à tous ces obstacles sur le chemin de la liberté, comment ces femmes reprennent-elles le pouvoir ? Sur quoi repose leur combat ? Llanka Millan, Berivan Firat et Dilnur Reyhan nous livrent trois pistes.

Communauté

Dans une interview pour le Monde, Dilnur Reyhan raconte que “Chez les Ouïgours, nous avons un proverbe : « La femme est le soleil de la femme. » Ici, le mot « soleil » signifie « solidarité ».” C’est ce lien social qui est souvent visé par l’oppresseur, puisqu’il donne une raison de résister. Emprisonnée dans un camp pendant plus d’un an, Gülbahar Jalilova, rescapée ouïghoure, confie que les femmes étaient forcées de changer de cellule toutes les semaines pour briser le lien entre les détenues. La force d’une lutte s’appuie sur le fait de retrouver son pouvoir personnel et collectif. C’est cette prise de conscience que la rébellion des fleurs provoqua chez Llanka Millan : “Pendant ces onze jours, nous avons compris qu’on pouvait prendre les choses en main.”

“Qu’est-ce qui fait que les femmes kurdes ont été si présentes au combat, notamment contre Daesh ?” interroge une personne du public. “La culture kurde s’appuie sur une philosophie de parité. Quand ils dansent, hommes et femmes dansent main dans la main. Cela s’applique à la vie de tous les jours et à la lutte. D’ailleurs, les Kurdes tentent de mettre en place une égalité de genre avec le principe des co-maires en Turquie et en Syrie, soit un homme et une femme élus à la tête d’une municipalité,” répond Berivan Firat. “De plus, les femmes kurdes savent déjà s’organiser entre elles, puisque leur engagement dans la résistance ne date pas d’hier.”

Corps

Pour Lorena Cabnal, se réapproprier son corps est fondamental puisque “c’est sur le corps des femmes que toutes les oppressions sont construites. Il existe une dispute territoriale autour du corps des femmes. Pourtant, le corps est une puissance politique pour l’émancipation. Il s’agit de défendre le territoire-corps, face à différentes violences spécifiques que nous vivons en tant que femmes : les violences sexuelles et les féminicides.” Elle appelle à une revendication du corps : non plus victime, mais acteur dans la lutte.

Les femmes mapuches ont bien compris que leur combat passerait par la mobilisation de leur corps. C’est pourquoi un groupe de femmes représentantes de tous les peuples originaires en Argentine décident d’organiser une marche jusqu’à Buenos Aires pour interpeller le gouvernement en 2019. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres, elles imposent leur présence de manière pacifique pendant onze jours dans le hall du ministère de l’Intérieur.

Voix

Porte-voix des Ouïghours en France, Dilnur Reyhan encourage les rescapés des camps à témoigner. Elle déplore toutefois que l’oppression des femmes continue hors des camps chinois, au sein de la diaspora en France. En effet, celles qui témoignent restent les cibles d’intimidation en France, comme Gülbahar Jalilova, victime d’une tentative d’enlèvement cette année après la visite en France du président chinois, Xi Jinping.

Museler la parole des femmes, c’est les priver de crédibilité. Pour les femmes – encore plus celles issues des communautés autochtones – il est difficile de parler, d’être vues et entendues. Pourtant, faire porter sa voix est central dans la lutte. La voix est identité. Singularité. Lien social. La voix est aussi une arme. Sinon, pourquoi interdirait-on aux femmes afghanes de chanter, de lire de la poésie à voix haute et de se parler entre elles ?

À Propos de l'auteurice