Pour une écologie pirate

Plus de Piraterie dans notre Activisme, avec Fatima Ouassak

Basé sur le concept d’arpentage – une méthode d’éducation populaire née au 19ème siècle – le club de lecture des Impactrices est un espace où s’approprier de façon critique des savoirs complexes en s’appuyant sur le collectif. La troisième édition de notre book club écoféministe s’est tenu le 15 mai. Pour l’occasion, nous avons choisi un ouvrage de Fatima Ouassak : L’écologie pirate, un essai qui égratigne les convictions de l’écologie dominante et livre une riche carte aux trésors pour penser les luttes depuis des territoires populaires. Ça vous botte ? C’est parti !

La vision de l’écologie de Fatima Ouassak

Critique de l’écologie mainstream

“Ce qui m’a sauté aux yeux dès le début du livre, c’est le principe de liberté au cœur de la lutte écologique, notamment la liberté de circuler dans un monde sans entrave,” se rappelle l’une de nos membres. Ce thème sera le fil rouge de l’ouvrage de Fatima Ouassak : l’écologie à travers la libération des êtres vivants.

Face à un mouvement majoritairement représenté par une population blanche et privilégiée, elle dénonce l’exclusion des classes populaires de la réflexion autour de la lutte climatique. Qui n’a jamais entendu dire que les quartiers populaires ne s’intéressent pas à l’écologie ? À cela, Fatima Ouassak répond : comment peut-on lutter pour de tels enjeux quand on ne peut même pas choisir la couleur de ses poubelles ? Leur manque de pouvoir dans l’espace public n’est pas à confondre avec un manque d’intérêt, explique-t-elle, d’autant plus que les personnes issues de ces quartiers sont les premières victimes du dérèglement climatique.

“Ce que je retiens de mon passage, c’est que le mouvement climat se pose les mauvaises questions pour Fatima Ouassak,” raconte l’une d’entre nous. “Par exemple : comment sensibiliser les personnes ? Comment promouvoir la diversité au sein des luttes ?” Pour l’autrice, le mouvement climat doit exprimer la nature politique du projet écologique. “Elle observe notamment qu’on parle plutôt de préservation que de changement radical dans les luttes activistes,” reprend une autre membre. Une terminologie suggérant le maintien du niveau de vie d’une population au détriment d’une autre. “C’est loin d’être assez radical pour Fatima Ouassak, car cela reste en accord avec le système capitaliste dominant,” ajoute-t-elle.

En effet, il y a bien une différence entre : protection (maintenir le niveau de confort de certains + compatible avec le système capitaliste) et libération (libération de la Terre et des êtres vivants).

“C’est le cliché du bobo écolo qui va installer des ruches sans prendre en compte la biodiversité humaine,” évoque l’une de nous. “Et je m’inclus humblement dans cette catégorie de personnes, puisque je viens d’un quartier plutôt aisé et blanc. Je trouve cette idée de biodiversité humaine très puissante !”

La libération comme fondation de l’écologie

Pour lutter, il faut de la liberté. Se sentir appartenir à un territoire. Pour Fatima Ouassak, la liberté sera accessible quand l’écologie sera pirate. Son objectif premier doit être la libération et la dignité pour tous les êtres.

“Ce qui me frappe, c’est l’idée de liberté de circuler,” explique une participante. “C’est une idée très forte qui pousse à se questionner soi-même. Comment je me positionne dans ma lutte activiste : dans le maintien d’un système donné ou dans le changement radical ? Comment aborder ce changement ?”

À propos de la liberté entravée des classes populaires, l’autrice établit une différence notable entre vivre et habiter, qui induit la possibilité de s’approprier un espace. Une de nos membres réagit : “Pour les immigrés des classes populaires, habiter n’est pas un choix. T’es là, mais tu gênes. Les jeunes des quartiers populaires sont traités comme des délinquants potentiels et sont restreints dans l’occupation de l’espace, notamment avec l’établissement de couvre-feux.” Elle continue, “Même dans l’accès à l’emploi, les discriminations privent les travailleurs de leur identité. Prenons l’exemple du téléconseil : des personnes diplômées se retrouvent à faire des tâches en dessous de leurs qualifications tout en utilisant un nom de blanc qui n’est pas le leur. Elles ont été enlevées à leur terre, mais en plus, elles n’ont même pas la liberté de circuler dans le pays où elles travaillent.”

D’autre part, Fatima Ouassak établit une comparaison entre la violence des énergies fossiles et la violence policière, sources d’étouffement. La première n’est pas ressentie par les personnes privilégiées, tout comme la seconde. Une membre réagit, “La police comme seule représentation de l’état dans les quartiers populaires me rappelle de nombreux souvenirs d’enfance. Ça me donne envie d’aller voir ce que fait Banlieues Climat !”

Se réapproprier les espaces à travers une piraterie joyeuse

“Une phrase de Fatima m’a fait réfléchir : que faire de ces informations quand on n’a pas de pouvoir politique pour s’en saisir ? Sensibiliser n’est clairement pas assez. Mais comment peut-on agir ?” se questionne l’une de nos membres.

L’intégration de la joie dans le militantisme passe par l’imaginaire de la piraterie dans l’œuvre de Fatima Ouassak. L’ode à la liberté insufflée par le manga One Piece est une inspiration pour l’autrice, qui décide de clôturer son ouvrage par un conte relatant l’histoire du roi kapist, des dragons et des enfants pirates.

Autrement dit, elle utilise la forme du conte pour illustrer le fonctionnement de la société capitaliste, l’exploitation des êtres vivants et l’établissement d’un système raciste. Au cœur de l’histoire, une lutte : réclamer la liberté du peuple dragon.

Pour l’une des participantes, ce passage regroupe toutes les idées de Fatima Ouassak en une histoire accessible à tous. “Pour moi, ce conte a pour but de réenchanter la réalité, de transmettre des valeurs simples et humanistes, de replacer le peuple au cœur de la lutte. L’autrice explique d’ailleurs dans une interview “Je pense que les gens auraient plus envie de protéger la Terre si on appelait les quartiers vallée des dragons plutôt que ZUP.” Elle utilise de nombreuses images qui font fortement écho à notre realité. Par exemple : le roi kapist nourrit les enfants dragons (les descendants d’immigrés) de cadavres d’animaux recouverts de sucre pour les contrôler. Impossible de ne pas voir la référence à la malbouffe.”

En mettant de la joie dans les luttes, la libération devient une aventure, une célébration. C’est l’approche de Fatima Ouassak quand elle utilise la forme du conte, enfantine et généreuse ; mais aussi quand elle appelle à la réappropriation joyeuse de la Méditerranée à travers l’imaginaire de la piraterie. La question de la Méditerranée est évoquée de façon plurielle, puisqu’elle fait aussi référence à la liberté de circulation comme droit fondamental que seule une poignée d’humains possèdent véritablement.

Une de nos membres réagit, “C’est une image qui me rappelle mon expérience personnelle, parce que j’ai vu la Méditerranée évoluer au cours de ma vie. C’est un outrage d’oublier qu’elle est devenue une bande de séparation entre les peuples, et non plus une mer qui relie des pays voisins. Je trouve l’appel à la réappropriation très puissant : il nous faut libérer la Méditerranée du rôle mortifère qu’on lui a assigné.”

Elle ajoute, “Pour moi, l’utilisation du conte relève de la réhabilitation de l’utopie. Elle ouvre une fenêtre sur l’enfance ; et ça fait tellement de bien de se reconnecter aux idées saines et simples. Surtout que nous sommes constamment en dissonance cognitive : les enfants ont besoin d’espace, mais leur liberté de circuler est constamment entravée,” illustre-t-elle.

C’est dans cette optique que Fatima Ouassak appelle à décoloniser nos corps pour se libérer ; et cela passe notamment par la nourriture. Le bien manger n’est pas un droit, mais une distinction et un privilège. Comme le prouve une étude de 2017 de l’Anses sur les consommations individuelles, la consommation de nourriture varie selon les revenus et milieux sociaux, faisant office de séparation sociale. D’un côté, les AMAP donnent accès à de la nourriture locale et de saison mais restent accessibles aux plus privilégiés ; de l’autre, les classes populaires sont les premières consommatrices des produits issus de l’industrie agroalimentaire.

Nos questionnements à la lecture de l’écologie pirate

L’importance de relativiser

Bien que nous avons été nombreuses à être marquées par les idées de Fatima Ouassak, certaines ont eu un avis plus mitigé : “J’étais déjà familière avec ses arguments de manière générale. Pour moi, ce n’est rien de nouveau. Ce sont des vérités posées les unes après les autres, mais il fallait bien que quelqu’un les mette dans un livre. Malgré tout, son travail est important,” explique l’une d’entre nous. “Je suis plutôt d’accord avec ses idées, mais je ne la suis pas quand elle réduit les quartiers pavillonnaires à des quartiers blancs. Ça rejoint à mettre toutes les personnes racisées dans le même sac, alors qu’elles regroupent des situations bien différentes. Tout est relatif : on est toujours le riche de quelqu’un d’autre.”

“Un des seuls points qui me titille,” admet une des participantes, “c’est le fait qu’elle réprime beaucoup la sensibilisation. Je suis d’accord que le mouvement écolo mainstream prend de haut les quartiers populaires en blâmant leur absence dans les luttes, mais faut-il pour autant remettre en question la sensibilisation ?”

Malgré certaines divergences d’opinions, nous nous sommes toutes accordées sur l’importance de relativiser ses propos. L’une de nos membres s’interroge toutefois, “Est-ce que faire des généralités n’est pas parfois nécessaire pour dénoncer quelque chose ?”

Faut-il utiliser le conte ?

Le passage qui a suscité le plus de réactions est celui où Fatima Ouassak utilise le conte comme outil de narration. La question revient plusieurs fois au cours du book club : le choix de ce type de récit ne risque-t-il pas de perdre celles et ceux qui n’accrochent pas avec cet imaginaire ? Ou cela permet-il d’embarquer les lecteurs moins attirés par les essais politiques ? Un peu des deux. La preuve en est des avis très divergents au sein de notre petit groupe.

“Personnellement je n’accroche pas du tout avec cet imaginaire de Fatima Ouassak, je préfère quand ce sont de vraies personnes,” avoue l’une d’entre nous. Fan de manga, une autre membre expose un avis contraire, “Les histoires peuvent permettre aux gens de se rendre compte d’une certaine réalité à travers leur connexion avec un personnage. Elles fonctionnent comme un pied à l’étrier pour parler de sujets difficiles dont on ne veut pas entendre parler ou qu’on juge trop durs pour en discuter avec des enfants. J’ai regardé Princesse Mononoke quand j’étais plus jeune, et les sujets abordés ont infusé dans mon esprit avec le temps.”

Une autre membre explique, “Je trouve ça intéressant d’essayer d’utiliser plusieurs types de récits pour embarquer le lecteur. On accroche par l’imaginaire et non par les faits.”

“J’ai mis un an à lire ce livre justement à cause de cet imaginaire. Je n’arrivais pas à rentrer dedans. Mais cela pose une question centrale : comment utilise-t-on les histoires pour mobiliser les imaginaires ?” s’interroge une de nos membres. “Ça permet de faire passer des messages, mais cela nécessite de pouvoir rentrer dans l’histoire. Pour le lecteur, ce n’est pas toujours facile de faire le lien entre message politique et récit.”

À qui s’adresse vraiment l’écologie pirate ?

C’est assez drôle : nous concluons chaque book club avec la même question… À qui est vraiment destiné cet ouvrage ?

“Dans l’introduction, elle indique que les gamins adorent le manga One Piece,” se rappelle l’une des participantes. “Il me semble qu’elle s’adresse à eux, d’autant plus qu’elle n’utilise pas le jargon bobo écolo blanc. En fait, elle ouvre un débat politique et philosophique de manière accessible avec des références qui peuvent parler à tous. D’un autre côté, elle écrit un essai politique à 17 balles, et c’est nous qui lisons le livre. Au final, ca fait bouger les lignes pour des gens comme nous.”

Une autre membre conclut, “Pour moi, ce livre est clairement destiné aux personnes privilégiées comme moi qui ont une perspective de l’écologie pas assez décoloniale, féministe, antiraciste ; bref, intersectionnelle. Son idée est de pousser les écolos mainstream à mettre de la radicalité dans leur écologie. L’appel est clair : arrêtez de prendre de haut les personnes des quartiers populaires. Comprenez enfin le lien entre capitalisme et racisme. Laissez parler les personnes concernées en premier.”

Pistes de réflexion

Comme à la fin de chaque book club, nous partageons ce qui nous a particulièrement marquées. Cette fois-ci, nous sommes reparties avec des émotions, comme l’humilité, mais aussi certaines idées :

  • Cette histoire d’imaginaire qui nous parle ou pas.
  • L’importance d’avoir des figures qui nous ressemblent.
  • La nécessité de laisser parler les autres, de leur demander ce dont ils ont besoin.
  • Les femmes et les personnes racisées sont les seules à se radicaliser en vieillissant.
  • L’envie de plus de piraterie dans notre activisme.

Mais aussi des questions :

  • Comment laisser de la place aux autres en tant que personne blanche privilégiée ?
  • Comment je fais pour aller vers l’autre, pour l’inclure dans mon quotidien ?

À Propos de l'auteurice