La seconde édition de notre book club écoféministe s’est tenu le 3 avril dernier. Et pour l’occasion, nous avons choisi un ouvrage de Frank Lao, Décolonisons-nous. L’auteur y fait une analyse de la manière dont l’héritage colonial continue à imprégner notre monde. Un essai rigoureux, documenté et incarné, par le créateur du célèbre compte Instagram @Décolonisonsnous. Vous voulez découvrir l’ouvrage ? C’est parti !
Comment l’héritage colonial continue à imprégner les structures sociales et politiques en France ?
Malaise, silence, culpabilité
La totalité des personnes blanches participant au club de lecture ont évoqué leur sentiment d’illégitimité face au sujet du livre. L’une d’elle explique, “en tant que personne blanche, on n’a pas l’expérience pour pouvoir dire si on est d’accord ou pas avec le vécu d’une personne racisée.” La honte, la culpabilité, la peur de heurter les sensibilités de chacun·e font parfois obstacle à la libération de la parole. L’une d’entre nous préfère d’ailleurs expliciter sa crainte d’être maladroite avant d’exprimer ses idées. Une autre confie, “ce livre m’a confrontée à mon propre malaise, mon propre silence. Je pense qu’en tant que personne blanche, il est important d’être dans une position d’honnêteté face à un tel sujet,“ conclut-elle. Si personne ne parle de son expérience, une évolution de nos perspectives et de notre déconstruction est-elle possible ?
Le voyage : opportunité pour tous·tes ou privilège blanc ?
Voyager nous ouvre sur l’ailleurs et l’altérité. Cela nous permet aussi de nous rencontrer nous-même. Dans beaucoup de sociétés le voyage fait partie des rites de passage vers l’âge adulte. La sociologue Saskia Cousin le partage ainsi dans le média féministe belge, axelle :
Pour autant, le tourisme et l’expatriation tels qu’ils se sont développés en Occident ne concernent vraiment pas tout le monde :
- Il faut avoir la possibilité financière de prendre l’avion, de mobiliser une partie non neutre de son budget pour des activités de loisir sur place, pour l’hébergement, etc.
- Il faut surtout obtenir un visa. La liberté de circulation dépend de la nationalité inscrite sur nos papiers. Pour certain·es toute destination est possible, pour d’autres c’est nettement plus compliqué. Les populations du Sud Global sont en quelque sorte assignées à résidence en même temps que leur pays sont maintenus dans la précarité économique par des siècles d’exploitation.
- La présence de touristes occidentaux dans les pays du Sud a un impact délétère sur les écosystèmes naturels ainsi que sur les structures sociales locales : artificialisation, prix de l’immobilier, prostitution, etc.
Il ne s’agit pas de s’interdire de voyager pour rétablir un peu de justice mais de mettre de la conscience sur ces inégalités. C’est ainsi qu’on peut développer une relation différente avec les pays visités et leurs habitants mais aussi avec celles et ceux qui ne partent pas en vacances ou n’ont jamais voyagé. Cela fait écho à l’expérience personnelle de l’une d’entre nous. Après avoir vécu plusieurs années à l’étranger, cette personne (par ailleurs, blanche) reste en questionnement : “je cultive une double relation au voyage : culpabilité et gratitude”. C’est déroutant de savoir qu’on a contribué d’une certaine manière à un comportement néocolonial, “mais sans cette expérience à l’étranger, est-ce que ma prise de conscience aurait été aussi forte ?” s’interroge-t-elle.
L’éducation
Entre protéger et éveiller
Comment protéger ses enfants en tant que personne racisée ? Franck Lao soulève plusieurs fois la question, alors qu’il évoque sa relation avec ses enfants et avec sa mère. Il explique notamment que cette dernière lui a menti sur la maladie de son père pour qu’il n’ait pas à subir à l’école les préjugés et discriminations liés au VIH. C’est une question évocatrice pour l’une des membres du book club : jusqu’où doit-on aller pour préserver nos proches ? En lisant ce passage, elle prend conscience de la difficulté d’opter pour le mensonge au nom de la protection de son enfant.
Ainsi, “faut-il censurer les contenus culturels racistes ?” demande l’une d’entre nous. La posture de Frank Lao est source de débat, puisqu’il choisit de ne pas montrer certains contenus à ses enfants. En désaccord avec cette décision, une de nos membres explique qu’elle préfère donner à ses enfants la capacité de réfléchir sur cette réalité en connaissance de cause. “Je pense que ça les renforce plus,” ajoute t-elle.
Le racisme transmis par les institutions
En abordant le sujet de la violence policière, Frank Lao nous rappelle que la brigade anticriminalité (BAC) a été fondée dans les années 70 sur le modèle de la Brigade nord-africaine (BNA). Cet héritage colonial dans nos institutions est une découverte pour plusieurs d’entre nous à l’occasion de notre club de lecture. Ainsi, nous nous sommes demandé s’il n’était pas “logique” que perdurent des biais racistes dans ces institutions ?
Cela reste choquant d’observer combien l’idéologie coloniale a fondé les piliers sur lesquels ces institutions se sont construites. L’abolition du racisme ne fait apparemment pas partie du projet de l’éducation nationale… Il n’y a qu’à voir les figures (encore et toujours) mises sur un piédestal en France, comme Jules Ferry. Deux de nos membres évoquent ses propos révoltants (cités par l’auteur), affirmant le droit et le devoir des peuples du Nord Global d’éduquer les civilisations prétendument inférieures. Dans ce contexte, est-ce vraiment étonnant que les enfants n’entendent qu’une seule version de l’histoire coloniale ?
Comment éviter que nos enfants grandissent avec des biais racistes ? C’est une question restée en suspens alors qu’une d’entre nous évoque son désir d’éduquer ses enfants, mais aussi l’impossibilité de contrôler ce qu’il se passe à l’école. “Surtout que c’est entre 6 et 9 ans que la plupart des biais de genre et de race s’inscrivent dans le cerveau,” explique-t-elle.
Une éducation colorée visant à former des travailleurs
Dans son livre, Frank Lao aborde la question de l’éducation coloniale, destinée à former des travailleurs et donc peu axée sur les savoirs académiques. Pendant le club de lecture, on en vient rapidement à parler de la déclaration du premier ministre Gabriel Attal en mars, où il indique que le groupe de niveau deviendra la règle pour l’enseignement des mathématiques et du français en sixième et cinquième année l’an prochain.
Et si l’on faisait le lien entre groupes de niveaux et renforcement du déterminisme social et racial ? En tout cas, c’est l’expérience partagée par la majorité des personnes présentes lors du book club – autant les personnes blanches que non blanches. L’une d’elle a pu observer le tri social opéré au fil des années dans son collège à travers l’instauration de classes de niveaux. Une répartition des élèves qui correspondait étrangement à un classement par couleur de peau. “Ce passage me rappelle bien des choses et cela touche la corde sensible,” avoue-t-elle. C’est une expérience vécue par une autre membre, alors qu’elle étudiait dans un établissement à Dakar. “Entre nous, on parlait de classe des blancs, classe des noirs et celle des inclassables,” se souvient-elle.
La santé des personnes racisées
Frank Lao introduit le sujet des inégalités dans le domaine de la santé avec une histoire personnelle : le scandale du sang contaminé qui a transmis le VIH à son père. C’est l’occasion pour lui de contrer les nombreuses inégalités sanitaires entre les personnes blanches et non blanches, qui remontent de loin. Il retrace notamment la manière dont le VIH s’est répandu dans le monde via l’exploitation sexuelle des femmes colonisées et les échanges commerciaux mondialisés. Ce passage fut une découverte pour plusieurs d’entre nous. Nous n’étions pas conscientes de la responsabilité du colonialisme dans l’une des plus graves crises sanitaires de notre histoire.
Dans ce passage sur la santé des personnes non blanches, Frank Lao évoque le concept de syndrome méditerranéen, qui met en lumière une différence de traitement entre populations blanches et non blanches par le personnel soignant. Évidemment, cela nous a fait pensé à la pandémie de COVID-19, pendant laquelle les personnes en première ligne, donc plus exposées au virus, étaient majoritairement racisées. “Est-ce que ce syndrome méditerranéen expliquerait la surmortalité des personnes dans le 93 pendant le COVID ?” s’interroge l’une d’entre nous.
Le déni français
Sentiment de supériorité, exception à la française, arrogance française… Nous sommes toutes d’accord sur le fait que la France a du mal à reconnaître ses responsabilités que ce soit sur les scandales sanitaires ou la question coloniale. Une de nos membres met en lumière le fait que Frank Lao, alternant entre expérience personnelle et analyse systémique, arrive à faire ressortir les contradictions perpétuelles de notre société. Il explique notamment qu’au vu de son apparence physique, son institutrice n’était pas satisfaite lorsqu’il s’est défini comme français à l’école. Bien que l’auteur ait appris enfant que “nous ne voyons pas les couleurs” et que “nous sommes tous égaux”, son expérience personnelle lui a sans cesse rappelé que la réalité en est autrement.
Personnes racisées : toutes dans le même sac ?
Les personnes racisées ne forment pas un grand bloc uniforme. Cette prise de conscience, l’une de notre groupe l’a eue en se sentant blessée par certains propos tenus dans le livre au sujet de l’Afrique. Tout en comprenant l’intention de l’auteur, la blessure était réelle. Exactement comme quand on reçoit des micro-agressions racistes tout en sachant que la personne qui en est à l’origine n’en a pas conscience et n’a pas non plus de volonté délibérée de blesser… Oui, ce n’est pas parce qu’on est racisé·e qu’on est à l’abri de faire subir de telles blessures. Comme le partage Nicolas Galita dans son article, “Tu peux avoir de bonnes intentions et quand même faire un truc raciste”.
Sans y mettre aucune hiérarchie, avoir dans son histoire personnelle l’esclavage, la guerre d’Indochine, la colonisation chinoise, la vie en cité en tant qu’immigré, ce sont des réalités très différentes. Il y a certes de nombreux points communs. Mais y poser un regard globalisant est un reflet systémique du regard posé par les personnes blanches sur les personnes non blanches. Être éveillé·es c’est aussi avoir conscience de cela et faire preuve de vigilance :
- En ne considérant pas qu’entre personnes racisées on se comprend forcément.
- En ne considérant pas qu’on a tous·tes la même histoire et la même relation à notre identité.
- En offrant à nos pairs racisé·es le même regard que nous aimerions recevoir de la part des personnes blanches, un regard qui ne renie pas notre singularité et toutes ses facettes.
- En mettant de la conscience sur les effets du racisme intériorisé qui s’expriment insidieusement.
Pourquoi ce livre est-il nécessaire ?
De la place pour le sujet du racisme sur les étagères des librairies
C’était quand la dernière fois que le sujet du racisme était mis à l’honneur dans votre librairie de quartier ? La place que prend ce sujet sur les étalages de nos librairies est proportionnelle à celle qu’il prend dans les préoccupations “mainstream”. Frank Lao a pu s’appuyer sur la popularité de son compte Instagram pour avoir accès à un grand éditeur et se faire une place dans les librairies. C’est à saluer et c’est œuvre utile !
La fondamentale libération de la parole
Le vécu de Frank Lao doit être entendu et reconnu. Entendu par celles et ceux qui ont besoin de s’y relier pour puiser la force de regarder en face la douleur dans leur propre vécu, la force de partager à leur tour, la force de se battre collectivement pour que les choses changent. Reconnu par celles et ceux qui trop souvent occultent, minimisent ou posent un voile gêné sur la question du racisme dans ce pays. Plus des livres comme celui de Frank Lao seront publiés, plus il sera difficile de rester dans le déni d’une réalité concrète et, hélas, largement partagée.
L’importance de l’origine du récit
La parole des personnes discriminées est précieuse. Qui de mieux placé pour partager avec justesse ce qui se joue pour elles ? De tels récits en « je » sont riches d’une puissance d’incarnation inégalable et essentielle pour transmettre toute la profondeur, la diversité et la complexité des discriminations. Bien-sûr, c’est une charge éducative qui vient s’ajouter à la charge raciale et à la charge mentale quand on est une femme racisée.
Le groupe dominant a besoin d’être éduqué pour comprendre ce qui se joue et comment. Les livres qui bousculent sont ceux qui impulsent la volonté de changer chez celles et ceux qui les lisent (pour faire un clin d’œil au titre de notre précédent bookclub). Pour le moment, la culture blanche anti-raciste reste quasi inexistante. Un signal que les choses auront concrètement avancé, sera le développement d’une telle culture. Pour qu’elle se développe il faut des prises de conscience comme celles que permet Décolonisons nous.
Il n’y a rien de plus pervers que le silence.
Décolonisons-nous : pistes d’action
Éveiller les consciences
Pour faire avancer la cause, chaque geste compte. Offrir ce livre à une personne blanche peut être un premier pas puissant. En partageant cette lecture, on contribue à éveiller les consciences et à enrichir la culture blanche anti-raciste.
Pour les personnes blanches, trouver des points de connexion avec leurs propres expériences d’oppression – en tant que femme, queer, etc. – peut ouvrir un espace d’empathie avec ceux qui subissent le racisme. Une démarche personnelle essentielle pour comprendre les mécanismes d’exclusion et de discrimination.
Education anti-raciste pour toustes
Quel que soit notre couleur de peau, nous avons tous besoin d’une éducation anti-raciste. Questionner les oppressions, c’est la clé pour réellement faire bouger les choses. En adoptant une approche écoféministe et décoloniale, on reconnaît que toutes les formes d’oppression sont interconnectées. C’est en abordant ces questions de manière holistique que l’on pourra créer des changements durables et profonds.
Reconnaître l’héritage colonial
Il est crucial de faire preuve d’honnêteté face à notre héritage colonial. Briser les silences et les tabous, c’est un acte de courage nécessaire. En reconnaissant et en discutant ouvertement de notre histoire, nous pouvons commencer à démanteler les structures racistes qui persistent aujourd’hui. C’est un voyage inconfortable mais indispensable pour construire un avenir plus juste et équitable.
Le book club, ou l’expérience de lire contre soi-même
Dans un arpentage, chaque personne qui s’est engagée à participer est essentielle. Elle est responsable d’une partie bien précise du livre et si elle ne vient pas ou ne lit pas du tout sa partie, il manque quelque chose à l’ensemble du groupe. Ce contexte offre la possibilité de vivre une expérience singulière, celle de lire contre soi-même. C’est ce qu’ont vécu plusieurs participantes. Soit en se confrontant avec difficulté au récit de violences faisant bien trop écho à leur expérience personnelle, soit en étant blessée par certaines formulations de l’auteur. La plupart du temps, quand on apprécie pas le livre qu’on lit, on se contente de le refermer. C’est très intéressant de ne pas le faire et de se laisser bousculer. C’est l’occasion d’aller à la rencontre de parts de soi qu’on ne fréquente pas si souvent.
Une des spécificités de l’arpentage c’est en quelque sorte de “décoloniser” le rapport au savoir. Ici pas de déférence vis-à-vis des écrits mais plutôt une relation égalitaire où tous les avis sont bienvenus. Un parti-pris propice aux questionnements et il faut dire que cette session a été particulièrement riche en la matière. Apprendre, tout comme se décoloniser, c’est accepter d’être bousculé dans ses certitudes, les déconstruire pour réinventer une part de soi.
Notre prochain book club aura lieu le 19 juin. Cette fois-ci, nous lirons l’essai de Lucile Peytavin, Le coût de la virilité. En attendant, pour ne rien louper de notre actu, inscris-toi à notre newsletter 😉
Article écrit à quatre mains par Aïda Koné & Alexia Dréau