Vous n’avez pas pu y échapper dans l’actualité, une révolution citoyenne d’envergure est en train de se dérouler en Martinique. À l’origine de la crise : les prix démentiels dans les supermarchés, en moyenne 40 % plus élevés en alimentaire que dans l’Hexagone, et qui impactent drastiquement le niveau de vie des habitant·es. Le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), organisation martiniquaise, s’est alors organisée le 1er septembre dernier. Elle a lancé le mouvement contre la vie chère, dans le sillage de la grande grève contre la « pwofitasyon » (profitation), qui avait paralysé la Guadeloupe, puis la Martinique en 2009 durant un mois.
Depuis septembre, les tensions se sont accentuées, les autorités ont instauré un couvre-feu et entravé la liberté de manifester et de circuler. Un accord non contraignant a finalement été signé le 16 octobre dernier, sans le RPPRAC qui a quitté la table des négociations, pour réduire de 20 % les prix d’environ 6 000 produits. Un accord insuffisant, à l’instar de celui signé en 2009, au vu des difficultés structurelles rencontrées par les habitant·es. A l’appel d’associations martiniquaises (dont le RPPRAC), guadeloupéennes et kanaks, la lutte contre la vie chère s’est étendue à Paris, le dimanche 3 novembre.
Pour comprendre les origines du conflit, il faut néanmoins remonter le temps et creuser un peu plus dans l’histoire coloniale. Je vous montre aujourd’hui pourquoi toutes les luttes de la Martinique ont une origine commune, et comment l’écologie, le féminisme et l’anti-racisme sont indissociables pour aboutir à des solutions durables.
L’écologie sans luttes anti-patriarcale et antiraciste est une plantation
Le chlordécone, symbole du colonialisme antillais
Pour Chico Mendes, « L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage ! ». La formule est juste mais incomplète. C’est pourquoi j’ai pour habitude de dire que l’écologie sans lutte des classes, sans lutte anti-patriarcale et qui ne serait pas profondément antiraciste, ça n’est rien de moins qu’une plantation. La plantation est le berceau des crimes contre l’humanité engendrés par le capitalisme moderne. Des siècles durant, la plantation a été le théâtre de l’esclavage, du viol des femmes et des terres colonisées. La plantation est toujours d’actualité, y compris sur des territoires réputés français. Dans les Antilles elle est encore le théâtre de l’appropriation, par les colons français (les békés) et l’État, de nos terres, de nos corps, de la vie. Chez moi, en Martinique, et sur son île sœur, la Guadeloupe, la vie est toxique et chère.
Pour que les écolos occidentaux puissent manger des banana-bread vegan, il a fallu que mon île, la Martinique, et la Guadeloupe soient contaminées pour plusieurs siècles durant :
- par un pesticide organochloré : le chlordécone,
- et d’autres pesticides tous plus mortifères les uns que les autres qui perpétuent, encore aujourd’hui la toxicité de la vie, de la nôtre.
Si l’on se réfère à l’écologie mainstream européenne, manger des bananes serait bon pour la planète. Ce serait même un éco-geste, en soi.
Pourtant, chez moi, la banane tue, tout le monde. Mais surtout les ouvrières agricoles qui ont été contraintes à épandre des pesticides dans les bananeraies, sans protections, y compris lorsqu’elles étaient enceintes. L’économie de comptoir reposant sur les monocultures coloniales est destructrice des corps des femmes et de l’environnement. Pour mieux comprendre, je vous invite à visionner le documentaire « Décolonisons l’écologie », co-réalisé par Annabelle Aim, et moi-même, Cannelle Fourdrinier.
Les éco-gestes doivent aller plus loin que la réduction de l’empreinte carbone
Oui, 50 bananes produites à l’autre bout de la terre pollue plus d’un steak d’une vache française. Alors redéfinissons ensemble ce que sont l’écologie et les éco-gestes. L’écologie, ça n’est pas préserver le vivant de façon partiale. Pour caricaturer, l’écologie ne consiste pas à préserver les séquoias et les ours polaires. En tout cas pas seulement. Et les éco-gestes ne consistent pas à réduire son empreinte carbone ici, en polluant la terre ailleurs. Exploiter les territoires et populations des suds pour préserver son confort de vie, ça n’est pas écologique.
Cela vaut pour tous les produits coloniaux, mais consommer des bananes n’est pas bon pour la planète. Non, c’est nous priver de notre souveraineté alimentaire en Martinique et en Guadeloupe, c’est nous priver de nos droits les plus fondamentaux. À commencer par le droit à la vie, au respect de la dignité humaine, à l‘égalité et à un environnement sain. C’est aussi renforcer l’assise économique et le pouvoir politique de la minorité dominante que sont les békés, descendants direct des maîtres esclavagistes, qui concentrent les terres, et les secteurs agro-industriel et agro-alimentaire. Même lorsqu’elles sont dites « bio », les bananes de Martinique et de Guadeloupe contribuent au phénomène de concentration des terres, par les békés, notamment en Martinique, où 70% de la production est réalisée par 30% des planteurs.
La domination, des plantations à la grande distribution
Depuis plusieurs semaines, mon île s’embrase, car le peuple martiniquais lutte non pas seulement contre la vie chère, mais contre le statu-quo colonial et patriarcal. Ces mêmes descendants de maîtres esclavagistes qui ont pollué nos terres, nos eaux, nos corps aux pesticides, dont le chlordécone, pour produire des bananes, du rhum et du sucre, en monopolisant les terres agricoles, sont les mêmes qui possèdent les hypers et supermarchés au sein desquels les prix sont en moyenne 40% plus élevés qu’en France (pouvant aller jusqu’à 200%). Pour simuler un caddie de courses basiques, je vous invite à vous rendre sur le site kiprix.com, un comparateur des prix pratiqués en Hexagone et en Martinique.
Source : kiprix.com
Aux prix usuraires des denrées alimentaires s’ajoute le taux de pauvreté de la population martiniquaise. Il est nécessaire de préciser que le seuil de pauvreté nationale est fixé à 1120 euros pour une personne seule, et qu’il est le même que celui de l’Hexagone, appliqué à un territoire où le coût de la vie est multiplié par deux voire par trois, autrement dit : le taux de pauvreté monétaire en Martinique ne permet pas de refléter la réalité socio-économique de la population, puisqu’il ne tient pas compte des écarts de prix entre l’Hexagone et la Martinique.
Les femmes martiniquaises, premières impactées par la vie chère
Entre manque d’opportunités et prix élevés, les outres-mer souffrent des inégalités
La situation socio-économique des départements d’outre-mer témoigne du statu quo colonial et des inégalités structurelles qui les traversent encore aujourd’hui : les 5 départements d’outre mer (Guadeloupe, Martinique, Réunion, Guyane, Mayotte) représentent 3% de la population nationale, mais représentent 24% des habitant·es en situation de grande pauvreté. La Martinique est l’un des territoires les plus inégalitaires de France : les riches y sont très riches, et les pauvres y sont très pauvres. Le taux de pauvreté y est estimé à 27%, ce qui le rapproche du taux de pauvreté de la Seine-Saint-Denis (28%).
Selon l’enquête « budget des familles » réalisée en 2018 par l’INSEE, en Martinique, 1 personne sur 10 est en situation de grande pauvreté (10,5%). De plus, près de 4 personnes sur 10 sont en situation de pauvreté (39,9%), c’est-à-dire qu’elle subissent une pauvreté monétaire à 60 % du niveau de vie médian et/ou au moins 5 privations matérielles et sociales sur 13, hors grande pauvreté.
Des privations nécessaires à la survie
Contrairement au taux de pauvreté monétaire, la pauvreté mesurée en terme de « conditions de vie », grâce à l’indicateur de « privation matérielle et sociale » permet de mesurer la pauvreté plus justement, et l’évaluation de la pauvreté dans les DOM doit être dynamique en mettant en perspective la pauvreté monétaire et la pauvreté dite « en conditions de vie ». Cette dernière permet d’évaluer la capacité de consommation et de partage, et de déterminer qu’une personne est pauvre, si elle déclare « souffrir d’au moins cinq difficultés parmi une liste de treize items concernant des restrictions de consommation, les conditions de logement, les retards de paiement, etc ».
Deux martiniquais·es sur cinq sont en situation de privation matérielle et sociale, et les femmes y sont bien plus vulnérables que les hommes, puisque 31,6% des hommes sont concernés contre 42,4% des femmes, soit un écart de plus de 10 points.
Les femmes martiniquaises, grandes perdantes de l’équation
Les foyers monoparentaux sont les plus exposés aux privations (55%) et, en Martinique et en Guadeloupe, plus de 40% des familles sont monoparentales. Cette configuration familiale, au sein de laquelle une majorité de mères élèvent leurs enfants seules, constitue une conséquence sociologique directe de l’esclavage. Partant de ce constat, la vie chère et la pauvreté touchent avant tout les femmes antillaises.
En Martinique, c’est encore une minorité blanche, avec la complicité de l’Etat, qui continue à asservir un peuple colonisé, et plus encore les femmes colonisées. Si la lutte contre la vie chère est présentée comme une lutte sociale, c’est avant-tout une lutte anticolonialiste, féministe et écologique. L’écologie écoféministe et décoloniale, c’est assurer des conditions d’existence digne, pour toutes et tous.
Ces conditions d’existence dignes, la France nous les a toujours refusées, en nous frappant de la répression coloniale. Pour la première fois depuis 1959, date à laquelle des CRS ont tué des civils en Martinique, la CRS 8, spécialisées dans les violences dites “urbaines”, a été déployée par le Gouvernement Barnier. Les blindés de l’armée ont été déployés, les manifestations sont interdites, un couvre-feu a été décrété. Bref, en Martinique, et dans tous les territoires coloniaux, nos luttes justes et légitimes sont toujours réprimées par les balles et le sang. Là où on demandons du pain, nous recevons du plomb.
La lutte contre la vie chère doit être une lutte pour la souveraineté alimentaire
Un enjeu à l’intersection des luttes
Comme susdit, la lutte contre la vie chère n’est pas uniquement une lutte sociale. C’est avant tout une lutte écologiste, féministe et antiraciste, qui, à elle seule, pourrait conduire à la réalisation de plusieurs des objectifs de développement durable, fixés par l’organisation des Nations Unies. En effet, en 2015, les 193 Etats membres de l’ONU ont adopté « l’Agenda 2030 », qui est un programme de développement durable devant être mis en oeuvre à l’horizon 2030, et consistant en l’atteinte de 17 objectifs de développement durable.
Source : ONU
Parmi ceux-ci, dans les Départements d’Outre-Mer, des axes prioritaires ont été définis. Ils consistent en la réduction de la vulnérabilité au changement global, à la lutte contre la pauvreté, à la maîtrise de la pollution, et à relever le défi de la neutralité carbone.
La souveraineté alimentaire : une solution-clé pour redonner du pouvoir au peuple martiniquais
En Martinique, la caste des descendants des maîtres esclavagistes, formée par les békés, monopolise et pollue durablement la surface agricole utile pour cultiver des bananes et de la canne à sucre destinées à l’exportation vers l’Europe. Elle occupe, dans le même temps, une situation de monopole dans les secteurs de la grande distribution, de l’import-export et de l’agroalimentaire. En Martinique, le taux de dépendance alimentaire réel aux importations est de 87% : 100% de la volaille et des produits laitiers proviennent de l’Hexagone, 38% des fruits importés proviennent d’Amérique du Sud et 28% des pommes de terre et tubercules proviennent de la Caraïbe et d’Amérique centrale. L’impact carbone de l’alimentation en Martinique est estimé à 4,5 kg de CO2, par jour et par personne (hors boissons et produits phytosanitaires importés).
Autrement dit, pour lutter contre la pauvreté et les inégalités de genre face à celle-ci, pour réduire l’empreinte carbone et la pollution des sols, des eaux douces et des eaux côtières aux produits phytosanitaires, et pour permettre aux martiniquais·es de vivre dans un environnement sain et d’avoir accès à une eau potable exempte de pesticides : l’accession à la souveraineté alimentaire est la clé. L’État français doit entamer un processus de décontamination des sols pollués par le chlordécone, car cette pollution rémanente et généralisée constitue un frein au développement de l’agriculture locale. Les monocultures doivent être remplacées par une diversification des cultures destinées à nourrir les martiniquais·es et qui serait inévitablement créatrice d’emplois verts, permettant ainsi de lutter contre le chômage structurel qui sévit en Martinique.
Capitalisme, colonialisme, patriarcat sont les causes du dérèglement climatique, et pour relever le défi climat, on ne peut pas lutter en les dissociant. Pour que la lutte écologique porte ses fruits, elle doit être radicale, au sens premier du terme, c’est à dire s’attaquer à la racine des problèmes environnementaux précités, à savoir le patriarcat et le colonialisme, sur lesquels reposent le système capitaliste responsable de la destruction du monde des autres, à commencer par celui des martiniquais.es. Plus que d’une écologie radicale, c’est bien d’une écologie profondément humaine dont nous avons besoin. Et pour pratiquer cette écologie humaine, il est nécessaire de repenser ses pratiques de consommation occidentale, en cessant de consommer des produits coloniaux, tels que la banane et les produits issus de la canne à sucre. La consommation de produits locaux permet d’initier un cercle vertueux à même d’édifier le monde de demain imagine par « l’Agenda 2030 ».