Cet automne, nous avons été invité.es en Roumanie par le Réseau Européen Contre le Racisme (ENAR) pour discuter justice climatique et économie en compagnie d’associations anti-racistes venues de toute l’Europe ! Dans le cadre de ce séjour, nous avons été guidé.es par Guppi Bola et Nonhlanhla Makuyana, fondateur.ices de Decolonising Economics. Cette association anglaise vise à mettre en valeur les économies solidaires et écologiques. Elle offre des outils pour mieux comprendre et remettre en question notre environnement économique moderne. Voici ce que l’on a retenu de cette rencontre !
Décoloniser l’économie en explorant l’histoire du capitalisme
La précarité économique des personnes racisées et des minorités de genre
ENAR est une organisation non gouvernementale, fondée en 1998 par des activistes engagé.es contre le racisme. L’objectif : encourager des progrès tant au niveau institutionnel européen qu’au sein des membres de l’UE. L’organisation est composée d’un réseau de membres à travers toute le continent européen, dont Les Impactrices font partie, et facilite les échanges et la coopération entre elles et eux !
C’est dans le cadre du travail d’ENAR sur la crise climatique et sa corrélation avec les inégalités raciales que Magda Boulabiza, responsable Justice Climatique et Économique, a rassemblé organisations, activistes et personnes souhaitant s’engager sur les questions climatiques, afin de partager et de se former selon les principes de l’éducation populaire. Nous avons assisté à ce séjour d’échanges guidés parce que nous partageons ces constats: les personnes racisées, les personnes les plus pauvres, les minorités de genre…, en bref, les personnes cumulant les vulnérabilités sont en première ligne des effets de la crise climatique. C’est ce que Cannelle Fourdrinier et Souba Manoharane-Brunel expliquaient dans leur tribune pour Libération, appelant l’écologie à “ne pas être une lutte isolée des luttes antiraciste, féministe et de classe”.
Lors de discussions précédentes avec d’autres organisations européennes et membres de l’ENAR, une problématique commune avait été soulevée. Celle de nos précarités économiques qui font obstacles à nos activités en faveur de la transition écologique. Précarités qui participent à l’invisibilisation des personnes racisées. Des difficultés à recevoir des subventions aux problématiques personnelles et structurelles de “fin du monde, fin du mois”, ou encore des discriminations au sein des institutions, organisations qui nous écartent in fine du secteur.
Face à ces problématiques financières, nous avions déjà évoqué la nécessité de coopérer pour faire face ensemble à un système individualiste et compétitif. Ce séjour nous a permis de continuer ces échanges à une échelle européenne et de créer des liens de solidarité avec d’autres organisations venues de toute l’Europe luttant pour les droits des minorités, des femmes, des personnes roms, afro-caribéennes, etc.
Comprendre l’économie pour mieux y faire face
Le premier jour, Guppi Bola et Nonhlanhla Makuyana nous ont demandé ce que nous savions de l’économie, ce qui a généré des échanges de regards paniqués et un sérieux doute sur le bien fondé de notre présence, aurait-on dû envoyer les membres de nos équipes ayant un master en finance ? Bon. Évidemment c’était une question piège, mais qui avait une utilité. L’économie n’est pas réservée aux économistes ! Et pour mieux mettre en place des systèmes alternatifs solidaires et écologiques, il est utile de comprendre que nous participons tous les jours à des systèmes d’échanges économiques. Nous en sommes des acteur.ices à part entière, et sommes totalement légitime à demander des changements !
Ces spécialistes de l’économie partent du principe que pour mieux s’outiller pour faire face à ces problématiques, il faut d’abord comprendre l’origine économique de la crise climatique et remonter à ses sources historiques. En effet, économie et climat sont historiquement liés. Magda l’explique ainsi:
“La crise climatique est une conséquence de l’économie capitaliste extractive qui domine le monde. Les minorités raciales sont doublement pénalisées dans l’économie: elles souffrent disproportionnellement de la crise climatique, mais sont aussi sujet au racisme structurel dans l’économie qui se traduit par une plus grande possibilité d’être dans une situation de pauvreté. Nous appelons cela la racialisation de la pauvreté, qui est une conséquence du capitalisme racial, théorie selon laquelle les hiérarchies raciales sont créées pour générer des profits et maintenir des structures de pouvoir au sein des systèmes économiques.”
L’impact de l’histoire coloniale sur le climat enfin reconnue par le GIEC
En petit groupe, nous avons lu des articles donnés par nos guides afin de découvrir des exemples concrets montrant comment le capitalisme extractif est indissociable de l’idéologie coloniale. Par exemple, nous avons découvert que la Banque d’Angleterre s’est historiquement enrichie grâce l’esclavage avec la pratique du prêt, ou que les paradis fiscaux ont émergé avec la décolonisation, au moment où les colons ont commencé à chercher comment placer de manière discrète l’argent accumulé sur les territoires colonisés.
Ces quelques exemples illustrent la manière dont les pays du Nord Global ont pu, grâce au système colonial, accaparer les richesses du Sud Global et se développer économiquement, mais aussi causé la crise climatique et environnemental tout creusant les inégalités entre le Nord et le Sud, inégalités qui se répercutent aussi dans les populations européennes racisées. D’ailleurs depuis 2022, ça y est, même le GIEC reconnaît le rôle crucial du colonialisme dans la crise climatique actuelle. Encore faut-il en tirer des leçons, afin de ne pas reproduire les inégalités historiques dans notre réponse à la gestion de la crise, car ces systèmes d’extraction des ressources et d’accaparement des richesses perdurent encore aujourd’hui, même au sein de nos solutions “vertes” qui impliquent l’accaparement des terres pour la recherche des métaux rares.
Expérimenter les systèmes économiques alternatifs et mettre en commun nos imaginaires
L’économie collaborative comme alternative au capitalisme
Face à ces constats, Magda propose d’explorer “des manières alternatives de faire de l’économie, centrées autour des principes de solidarité et de régénération des écosystèmes.” Nos animateurices ont ainsi axé le reste des discussions guidées sur les alternatives au système capitaliste extractiviste. Il n’était pas question ici de monter en 2 jours un projet original de R&D,en fait, iels nous ont surtout amené à comprendre que les économie solidaire et écologique existent déjà, nos communautés, nos familles les mettent déjà en place (un constat d’ailleurs partagé par l’association Ghett’up dans le rapport sur l’(in)justice climatique), il s’agit surtout de les faire connaître !
Nous sommes de nouveau parti.es d’exemples historiques très concrets car les systèmes économiques alternatifs sortant de la logique du marché et de l’accumulation ont toujours existé en parallèle du capitalisme, comme la partie cachée mais immense d’un iceberg.
Un bel exemple est celui du Black Panther Party dont les membres développent dès les années 60 une multitude de programmes gratuits assurant “la survie avant la révolution”. Coopératives alimentaires, services d’ambulances, gynécologiques, nutritionnels, dentaires, cantines scolaires, la liste continue !
La solidarité au centre des économies alternatives
Nous avons vu d’autres exemples actuels de projets économiques solidaires portées par des personnes racisées, dont des habitats coopératifs, des jardins partagés donnant accès aux populations les plus vulnérables à une nourriture saine et abordable, des systèmes de prêts basés sur la confiance entre individus sans passer par les banques, des syndicats par et pour les travailleur.ses trans, etc.
En prenant exemple sur ce modèle économique basé sur la solidarité, l’outillage et les connaissances déjà présentes dans la communauté, nous avons opéré notre propre exercice en faisant un marché d’échanges de services.
Chacun.e devait réfléchir à ce qu’iel pouvait offrir et ce dont iel avait besoin. L’exercice est bien plus difficile qu’il en a l’air car autant il compliqué d’identifier nos qualités comme légitimes, il est aussi difficile d’être vulnérable et de demander de l’aide publiquement !
Les fondateurices de Decolonising Economics nous ont encouragé.es à réfléchir à ce que nous avons en abondance, à sonder les parties submergées de notre propre iceberg et l’immensité de nos savoirs et valeurs mis de côté dans une société individualiste et capitaliste. Iels ont aussi insisté sur la *confiance*, essentielle pour faire fonctionner nos économies alternatives et solidaires !
Des idées ont donc émergé pour nous aider entre associations mais aussi entre individus, partager nos ressources que ce soit des pistes de subvention, des invitations à des évènements de solidarité ou des partage d’expérience plus intime, par exemple entre personnes neuro-atypiques pouvant bénéficier des solutions mises en places par d’autres personnes avant elleux et apprendre à mieux vivre face à un système mal adapté.
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Ce séminaire porté par ENAR et Decolonising Economics nous a amené à réfléchir sur la manière dont nous nous positionnons par rapport au modèle économique dominant.
Comment trouver la force, la légitimité, les outils pour le contourner voire en sortir? Surtout lorsque, à l’intersection des vulnérabilités, nous nous battons déjà pour survivre dans ce système et, malgré leur existence, voyons peu d’exemples d’économies justes et alternatives portées par les personnes racisées ?
Guppi et Nonhlanhla nous ont donné une magnifique citation de l’écrivaine Adrienne Maree Brown.
“L’imagination, la revendication du droit à imaginer le futur d’un endroit donné, est l’un des grands butins de la colonisation (…). Reconquérir ensemble ce droit de rêver notre futur, renforcer le muscle de notre imagination, est un acte décolonial révolutionnaire.”
Pendant 2 jours et demi nous avons écouté, mais surtout beaucoup échangé, débattu, mis nos expériences en commun, redécouvert les modes de solidarités déjà mis en place dans nos cercles amicaux, nos familles, nos communautés ou par nos ancêtres. En tissant des liens entre nous et avec le passé, nous avons pu lancer des pistes pour oser imaginer un futur solidaire et commun.